À la suite de la parution du rapport de Mathieu Alapetite, Comprendre le piéton et son avenir dans l’espace public, Emmanuel Grégoire, premier adjoint à la maire de Paris en charge de l’urbanisme, de l’architecture, du Grand Paris, des relations avec les arrondissements et de la transformation des politiques publiques, revient sur les initiatives de la ville de Paris afin de favoriser l’usage de la marche dans la capitale. Note parue en novembre 2023 à la Fondation Jean Jaurès.
Paris est tout petit
c’est là sa vraie grandeur
Tout le monde s’y rencontre
les montagnes aussi
Même un beau jour l’une d’elles
accoucha d’une souris
Alors en son honneur
les jardiniers tracèrent
le Parc Montsouris
C’est là sa vraie grandeur
Paris est tout petit.
Jacques Prévert, Grand Bal du Printemps (1978)
Paris à pied, serait-ce marcher sur la tête ? Klaxons, coups de sonnette et autres bruits de voirie nous rappellent à nous piétons que nous dérangeons. Le peuple des trottoirs occuperait-il une trop large place dans le partage de nos rues ? Alors que certains croient encore au règne du tout bagnole, il faut se rappeler à ce qui fait une partie de l’âme de Paris : la balade, la flânerie, la promenade, s’asseoir sur un banc cinq minutes et regarder le temps passer. Se rappeler aussi que la marche est le moyen de déplacement le plus vertueux que nous ayons vis-à-vis des enjeux de santé ou d’environnement. En bref, il nous faut redonner sa juste place à la force de la marche face au « mythe de la machine ». Pour cela, Paris possède tous les atouts, et a déjà largement engagé le travail.
Par ses caractéristiques urbaines, son animation et son patrimoine exceptionnel, Paris est une ville qui se donne à voir d’abord et avant tout pour le piéton. Façades, ouvrages d’art, régularités et anomalies de la vie en ville sont les moteurs qui animent une déambulation parisienne. Marcher à Paris, c’est traverser un monde à la diversité exceptionnelle. C’est ainsi qu’à travers les siècles, tout un imaginaire littéraire, cinématographique, musical, populaire et politique s’est construit autour de cette figure si singulière qu’est « le piéton de Paris ».
D’Emily in Paris aux travaux d’Éric Hazan, les créations culturelles et politiques du jour romantisent tout autant la marche qu’un Victor Hugo en son temps, déclamant son ode À l’arc de Triomphe. Ces imaginaires continuent de façonner Paris vivante, Paris joyeuse, Paris rebelle et tant d’autres, donnant au piéton de Paris une existence symbolique à part entière.
Reste qu’une époque est venue raconter que « le piéton de Paris » deviendrait le parent pauvre de la ville, marginalisé face à de féroces concurrents motorisés promettant a minima vitesse et confort, comme souvent, au privilège des plus aisés. Aux récalcitrants marcheurs, en plus de l’opprobre de résister à la modernité, s’ajoutent les entraves à se déplacer : autoroutes urbaines, réduction de trottoirs, encombrements de l’espace public et déviations. Le constat est sans appel : le piéton est devenu au cours du XXe siècle le grand oublié des réflexions qui dessinaient la ville, au profit de la vitesse et donc de l’automobile. À force de baisser la tête de peur de croiser le regard d’un congénère plus moderne que soi à bord de son bolide, nous avons oublié la réalité : la force initiale est du côté de la marche, à la fois libre, écologique et gratuite.
Or, le piéton n’a pas de syndicat, pas de confrérie, pas de groupe de pression ou de lobby puissant. Personne ne se vante aujourd’hui d’être piéton. Il est bien là son mal : le manque de sentiment d’appartenance, le fait que personne n’incarne véritablement ce mode de transport.
Face à cette injustice, le piéton doit se garder de prendre ses jambes à son cou : il a un bilan à défendre. La marche, quoi qu’on en dise, est aujourd’hui toujours omniprésente et doit être considérée comme « un mode de déplacement à part entière », à la fois doux, économique, pratique et sûr.
Certes, un regard sur d’anciens boulevards nous donne encore à voir à de trop nombreux endroits encore une voirie segmentée.
Pourtant, tout n’est pas perdu, car à Paris plus qu’ailleurs, nous misons sur le piéton, et sur la transformation physique de la ville à son profit. J’en suis convaincu : l’échelle du piéton, c’est l’échelle humaine et la promesse d’une qualité de ville. C’est la transformation dans laquelle nous sommes engagés et que nous comptons accélérer.
Feu rouge piéton
Dans le Paris du XIXe siècle, la segmentation de l’espace public, qui n’était pas encore aussi franche, n’a pas empêché la composition d’une grammaire urbaine cohérente : bancs, grilles d’arbre, colonnes Morris, candélabres, kiosques. Ces éléments urbains hérités d’Alphand, principalement destinés aux piétons, se sont intégrés sur les trottoirs parisiens avec complexité mais harmonie. L’encombrement du trottoir planifié n’a pas entravé la déambulation et le cheminement piéton. Au contraire, il l’a parfois même favorisé en offrant des aménités urbaines nécessaires à la déambulation ou la flânerie : entre autres, plus de lumière pour plus de sécurité, plus de poubelles pour plus de propreté, plus d’assises pour une marche s’adressant à tous les publics.
Ces éléments urbains essentiels, que nous retrouvons encore aujourd’hui dans nos rues, participent de la beauté de Paris. Il convient d’en prendre soin, car ces éléments sont parties prenantes de notre patrimoine parisien.
Là où le XIXe siècle inaugurait une cohabitation apaisée des différents modes de déplacement, le XXe siècle renversa les équilibres cohérents et harmonieux alors trouvés. Le responsable d’un tel chambardement : le processus de motorisation de la ville.
À la chaussée, centrale, la domination sans conteste des véhicules motorisés. Aux trottoirs, le reste. Le piéton a alors récolté sur son espace réservé le tout que l’on ne pouvait mettre ailleurs : réseaux, stationnement tous modes, signalétiques, entre autres.
L’augmentation de la vitesse des véhicules étant proportionnelle à leur besoin d’espace, la domination du flux s’est transformée progressivement en règne urbain et culturel de la voiture sur le piéton. Crissent les pneus, crispent les piétons devenus marginalisés en ville. À Paris, les stigmates sont encore importants : on le voit par la création de grands axes urbains consacrés à l’automobile, tels la voie Georges-Pompidou le long de la Seine ou le boulevard périphérique. L’espace public parisien s’est déséquilibré, un constat aggravé par la densité. Sur son trottoir, le piéton marginalisé par ces erratiques aménagements destinés à l’automobile attendit donc le feu vert.
Dans cette attente, il a pu constater les bouleversements de l’esthétique parisienne : l’imperméabilisation des sols, la disparition du pavé pour laisser place au bitume. La signalétique, les feux de circulation et les places de stationnements sont venus, au service de d’automobile, envahir les trottoirs, les rues et les places de Paris, prenant la place de nos kiosques, de nos candélabres, de nos bancs. Symbole de cette révolution : le potelet, qui est le nouveau bouclier du piéton pour encadrer la domination de l’automobile. Un mètre de hauteur, un métal robuste, plus de 350 000 exemplaires dans les rues parisiennes, le potelet muscle l’arsenal du mobilier urbain pour protéger les espaces de marche.
Ainsi, dans sa matière profonde, ses sols, son mobilier, ses tracés, Paris conserve les traces de cette mutation à marche forcée de la ville au profit de l’automobile.
La marche de l’histoire
En conscience de cet héritage et de ses conséquences urbaines, la Ville de Paris a, depuis le début des années 2000, programmé et engagé un certain nombre de grands projets pour rééquilibrer l’espace public en faveur des mobilités actives, de la transition végétale de Paris, des piétons. L’objectif est de revenir à une échelle humaine là où le gigantisme et la vitesse nous ont parfois pris de court. Ce travail a été mené par étape, afin d’assurer une transition progressive, efficace et sécurisante pour les usagers de plus en plus nombreux et demandeurs de mobilités douces.
Dans un premier temps, les différents types de déplacement ont été séparés de façon stricte sur la chaussée afin de contrecarrer la domination de l’automobile individuelle sur la voirie. Pistes cyclables protégées et voies de bus ont poussé sur le macadam toujours dans le souci de promouvoir de nouvelles façons de se déplacer.
La deuxième étape a consisté à réorganiser l’espace urbain pour remettre le piéton au cœur du volontarisme politique. La piétonisation des berges de Seine, tout comme les transformations des places de la République, de la Nation et de la Bastille ou la création des premières rues aux écoles piétonnisées sont les exemples les plus emblématiques de ce recentrage.
La généralisation récente de la limitation de vitesse à 30 km/h à l’ensemble de Paris est la suite logique de ralentissements progressifs opérés sur certains grands axes depuis dix ans, ouvrant la voie à une flexibilisation de l’usage de l’espace public. La dernière étape en date dans cette perspective, l’adoption d’un « Code de la rue » voté par le Conseil de Paris le 6 juillet 2023, a pour objectif de repenser et de clarifier les règles de partage de l’espace public parisien en protégeant en priorité les piétons, particulièrement vulnérables.
Cela transcrit notre volonté de promouvoir des espaces de vie dans la ville plutôt que des espaces préemptés par la voiture individuelle.
Aujourd’hui, au regard de la multiplication des usages et de la raréfaction des espaces à Paris, la voirie ne doit plus être uniquement un support de flux, mais un espace de partages, de vie, de mixité, de rencontres, parfois de fête et toujours de cohésion sociale.
Nous savons que nous ne sommes pas trop ambitieux, mais fer de lance d’un mouvement qui transcendera le seul espace parisien. On l’a constaté lors de la crise liée à l’épidémie de Covid-19 : l’espace public est l’espace le plus résilient de la ville. Ses potentiels de transformation sont immenses. Profitons dès lors des possibilités que nous offre Paris pour enfin tourner pleinement notre ville vers le piéton.
Notre ville se traverse du nord au sud, de Porte de la Chapelle à Porte d’Orléans en deux heures et dix minutes à pied. D’est en ouest, de Porte de Charenton à Porte Maillot, il faut compter deux heures et trente minutes. Cette densité, si elle rendit particulièrement visible le renversement de la ville au profit de la voiture, est désormais un privilège pour assurer la transition écologique de la ville. C’est aussi une force fondamentale pour recentrer notre façon de faire Paris, vers le piéton.
La crise sanitaire nous a révélé un autre regard sur notre paysage quotidien dont font partie les rues et les boulevards. L’interruption du trafic automobile nous a rappelé l’importance de développer les circulations piétonnes comme enjeu de santé publique et environnementale, car souhaiter une ville moins bruyante, c’est faire le choix de développer des espaces apaisés moins stressants.
Conclusion
Les défis en cours et à venir pour atteindre cet objectif d’une ville véritablement piétonne sont nombreux.
Le développement des acteurs privés sur l’espace public, qu’ils soient du e-commerce, de la livraison à domicile ou des mobilités, suppose de protéger nos trottoirs de l’appropriation qu’en font les acteurs économiques privés. C’est pourquoi nous avons agi contre les darkstores et consulté les Parisiens sur l’avenir des trottinettes en libre-service. L’espace public appartient à toutes et tous, et ne peut en aucun cas être privatisé à des fins de profit de façon durable, hors de tout contrôle des acteurs publics.
Le changement climatique exige toujours plus d’intégration de la nature en ville. Or, cette intégration peut, si elle n’est pas entretenue sur le long cours ou pensée convenablement, entraver le cheminement piéton. C’est pourquoi nous engageons, à chaque réaménagement de quartier, de larges consultations locales, afin de rationaliser nos aménagements en les pensant avec et pour les Parisiennes et les Parisiens. C’est tout le sens de la démarche Embellir votre quartier, qui consiste à regrouper les interventions et les travaux dans une période resserrée pour en limiter les nuisances et associer aux mieux les habitants de la ville.
Les artères de la ville doivent être modulées, pour les rendre accessibles et sécurisées aux piétons. C’est le sens des quartiers d’accessibilité augmentée (QAA) mis en œuvre dans chaque arrondissement de la capitale.
Il faut également constamment intégrer la nécessaire ville productive dans les réflexions qui traitent d’une Paris aussi tournée vers le loisir, le tourisme et l’habitant.
L’ensemble de ces actions nous montrent que le partage et l’esthétique de l’espace public, avant d’être des sujets techniques, sont d’abord des questions et des débats politiques et culturels. Tourner Paris vers le piéton, c’est opérer un choix fort en faveur d’un apaisement de la vie en ville.
Ces actions doivent nous permettre d’avancer collectivement vers le Paris que nous souhaitons : inclusif, écologique, accessible, vivant. Elles doivent nous permettre de remettre le piéton au cœur de nos réflexions et de nos réalisations. Elles doivent nous amener à en finir avec la domination culturelle et physique de l’automobile sur le piéton de Paris.